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L’auteur est-il le seul à détenir la vérité sur son oeuvre?

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Pour proposer une réponse à cette question ( une seule parmi toutes les réponses possibles) je voudrais parler de nouveau de ce poème de René Char qui m’a toujours plu… Alors même que je l’interprète tout autrement que l’auteur lui-même.
Dans Allégeance René Char affirmait qu’il parlait de la poésie, de son poème personnifié comme un amour terminé.
Moi je m’obstine à penser que ce texte est la définition de l’Amour véritable : celui qui privilégie l’être aimé ( A) sur celui ou celle qui l’aime (B). Je suis intimement convaincue que si on laisse l’être aimé ( A) vivre l’exercice de sa liberté, en dehors du temps où on est ensemble et sans référence à notre amour commun, c’est là que B aime vraiment. Besoin de confiance et de liberté. Donc on n’est pas forcé de n’aimer que celui qui nous ressemble !
Accepter que l’autre ( A) suive sa route jusqu’au retour vers nous ( B) est difficile mais garantit la longévité de cet amour qui n’est alors ni une prison, ni réducteur, ni possession.
Pourtant j’ai souvent montré (en tant que B) de la jalousie par le passé et j’ai dû me dominer, apprendre le fatalisme, considérer que le destin avait prédominance sur ma volonté… J’ai progressé.
Qu’on vive alors ( B ) « comme une épave heureuse » dans le naufrage conjoncturel d’une séparation n’est que le ressenti de celui qui se définit par l’attachement. Quel renflouement au retour de l’être aimé ( A) ! L’épave (B) redevient vaisseau voguant de conserve à la même vitesse ( que A).
Si René Char a réellement considéré son poème comme l’objet de sa passion, sa poésie, il a bien dû accepter qu’une fois éditée son oeuvre vive sa vie dans l’esprit des auditeurs. Inutile alors de se mettre en colère quand on lui disait qu’il définissait l’Amour en général. Dans ses mots, nulle part le poème n’exclut le retour de l’amant (ou amante A) car la « légèreté » de l’être aimé ( A) peut n’être que circonstancielle. De son côté celui qui pense à l’autre ( B et A) est fidèle au moment où il y pense. B, celui qui parle dans le poème, peut aussi s’imaginer que son compagnon/ sa compagne (A) soit en recherche de « voeu des regards » alors que celui-ci / celle-ci, qui est dans « l’essor » de sa trajectoire doit simplement composer avec les rencontres placées sur son chemin, agir pour répondre aux sollicitations sans arrière-pensée. Le voyageur ( A) deviendra l’équivalent du sédentaire ( B) dès qu’il se posera pour penser à l’autre ( B). Les relations initiales, exprimées dans le poème, auront alors la possibilité de s’inverser. Il n’est pas dit dans le texte que la séparation soit voulue. Elle peut donc être obligatoire, imposée par le cours de la vie. L’être aimé ( A) est allé chercher le pain à la boulangerie ou s’est rendu au travail… Il poursuit son devenir sans autre plan que la gestion du relationnel quotidien… Et sans infidélité. Le « vœu » n’étant rien d’autre qu’un lien social.

Ce poème convient aussi fort bien à l’amour des parents pour leurs enfants. Il est nécessaire de laisser l’enfant se réaliser par lui-même. Mon enfant ne m’appartient pas, la vie me l’a prêté, cet alpha de ma propre existence, le temps que je le rende autonome et je veille sur lui, moi « bêta » éternelle et heureuse de l’être, toujours « pour qu’il ne tombe pas ».
Non l’oeuvre de Char ne me paraît plus être uniquement sa chose. Elle nous a été donnée et j’ai, en conséquence, le droit d’en faire une lecture personnelle, d’en proposer mon interprétation, ma lecture, ma vérité… dès lors que je respecte le sens basique des mots. ( Mais comme il est arrivé qu’en Psychologie on ait interprété parfois « je t’aime » comme « je te hais »!… Je ne suis plus sûre de moi là !)

Extrait de Fureur et mystère, « Allégeance » de 1965 , de René Char (1907-1988) :

Dans les rues de la ville il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards.
L’espace qu’il parcourt est ma fidélité.
Il dessine l’espoir et léger l’éconduit.
Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse.
A son insu, ma solitude est son trésor.
Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour.
Peu importe où il va dans le temps divisé.
Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler.
Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas?

( On peut trouver sur Youtube ce poème dit par l’auteur lui-même… Mais je déteste cette lecture. Elle est morne, théâtrale et tragique. Pas du tout celle que je perçois en mon âme. )